dans le secret de la restauration des toiles

dans le secret de la restauration des toiles

Un immense hangar sans âme caché quelque part dans l’Essonne, juste après les champs de blé. C’est ici qu’ils ont trouvé refuge. La Vierge de pitié, saint Pierre, saint Paul, le faux prophète Bar-Jésus, saint André… sont arrivés dans un triste état, couverts de saleté et de croûtes grisâtres, après que le feu a dévoré leur demeure de pierre.

Depuis, grâce à une task force de magiciens penchés au chevet des grands malades, le bâtiment de parpaings et de tôles s’est transformé en salle de soins. Il s’agit d’opérer un miracle : effacer l’outrage du temps.

Ce divin petit monde vivait perché sur de gigantesques toiles. « Ces 22 tableaux n’ont pas souffert de l’incendie, rassure tout de suite Marie-Hélène Didier, conservatrice générale du patrimoine à la Drac d’Île-de-France. Ils n’ont pas été touchés par les flammes ni par les projections d’eau. Ils étaient surtout très encrassés – fumée des bougies, pollution, respiration des visiteurs – et les retouches des restaurations antérieures avaient viré. Une cure de jouvence était nécessaire pour leur redonner leurs couleurs originelles. »

Un chantier inédit

Conduit par la Drac d’Île-de-France et ouvert en décembre 2021, le chantier de 1 140 millions d’euros, financé par la souscription nationale, est inédit. Les 3 000 mètres de carrés de l’entrepôt du Groupe Bovis, spécialiste du stockage d’œuvres d’art, ont été transformés en deux ateliers sur mesure. En guise de chevalets, d’énormes grilles vertes pour accueillir des chefs-d’œuvre mesurant jusqu’à 4,50 mètres de hauteur sur 3,50 mètres de largeur. Humidité contrôlée, température réglée au degré près (20 °C). Il aura également fallu aménager une réserve de 300 mètres carrés et un grand rack de stockage qui culmine à 6,23 mètres. Trois groupements de restaurateurs ont été sélectionnés. Durant vingt-quatre mois, cette cinqquantaine de spécialistes de haut vol se sont relayés autour des géants.

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La restauratrice Isabelle Chochod et « Les prédictions du prophète Agabus à saint Paul », de Louis Chéron (1687), 4,55 x 3,49 m. Dans la salle de stockage des œuvres.

Paris Match / © Jean Gabriel Barthélemy

Silence monastique. Ambiance studieuse, presque méditative. Juché sur un échafaudage, l’un d’eux peaufine, centimètre par centimètre, le nettoyage du « Saint-Esprit ». Son outil : un Coton-Tige imbibé d’une chimie douce. Un autre, lampe à ultraviolet à la main et lunettes loupes sur les yeux, scrute les possibles repentirs de l’artiste Jacques Blanchard sur « Saint André tressaillant de joie à la vue de son supplice » (1670).

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« Notre exercice se déroule en trois temps, détaille la restauratrice Isabelle Chochod. D’abord un nettoyage complet. Cela signifie le dégagement des ajouts apportés par les restaurations précédentes – vernis, repeints débordants, mastic de bouchage –, car ils se sont déstabilisés au fil du temps. Ensuite, à l’horizontale cette fois, la consolidation du support avec, notamment, la vérification du châssis. Vient enfin l’opération esthétique, c’est-à-dire le vernissage, le bouchage des lacunes et la réintégration picturale, mais toujours en s’employant à ce que notre apport soit le plus discret possible. Chaque décision est validée par le comité scientifique composé sous la direction de la Drac. Tout acte est réversible. »

Le nettoyage à fait ressurgir des éléments oubliés

Dans le cadre de cette campagne de restauration, les tableaux ont été passés au crible par le C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France). Des réflectographies infrarouges ont mis en lumière les dessins préparatoires et les modifications de composition. L’âne de « La visitation » (Étienne Jeaurat, 1754) avait les oreilles à l’horizontale jusqu’à ce que le peintre se ravise et les places à la verticale. Le nettoyage à fait ressurgir des éléments oubliés. Dans « Saint Pierre guérissant les malades de son ombre » (Laurent de La Hyre, 1635), des motifs architecturaux sont réapparus, juste au-dessus de la tête de deux hommes. Museau a été rendu au chien du « Centurion Corneille » (Aubin Vouet, 1639).

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« La prédication de saint Pierre à Jérusalem », par Charles Poërson (1642), 3,25 x 2,60 m. La table, dotée d’un pont roulant, a été conçue sur mesure pour cette opération.

Paris Match / © Jean Gabriel Barthélemy

Parmi les 22 tableaux « purifiés », 13 sont des Mays. « Il s’agit d’une commande de peintures exceptionnelles, explique Emmanuel Pénicaut, directeur des collections du Mobilier national, où les œuvres restaurées sont actuellement exposées. Leur histoire débute le 1er mai (écrit alors « May ») 1449. Les orfèvres instituent l’offrande du Mai à Notre-Dame de Paris. Il s’agit de déposer un arbre vert seul, accompagné de sonnets en l’honneur de la Vierge, à l’entrée de la cathédrale.

Taille saisissante, intensité dramatique, mise en scène spectaculaire

À partir de 1482, le May devient un tabernacle de bois à six casseroles suspendues écrites explicatives et poétiques. Mais c’est en 1630 que la confrérie Sainte-Anne des orfèvres s’engage à offrir chaque année un tableau de grande dimension, d’une valeur de 400 livres (10 000 euros environ) pour commémorer un acte des apôtres. On passe alors au monumental : la taille est fixée à 10 pieds et demi sur 8 pieds, soit environ 3,40 mètres par 2,75 mètres. Les orfèvres, marchands les plus riches de la capitale, forment un groupe puissant, proche du pouvoir, et plus particulièrement d’Anne d’Autriche. Une chapelle leur est dédiée à Notre-Dame, où ils ont leur messe annuelle. »

Marie Dorigny

« La flagellation de saint Paul et saint Silas » (1655), par Louis Testelin, 3,59 x 2,93 m. Dernière étape avant le vernis : la « réintégration ». Les restaurateurs appliquent des retouches colorées, indiscernables à l’œil nu.

Paris Match / © Marie Dorigny

Taille saisissante, intensité dramatique, mise en scène spectaculaire, goût pour les miracles et pour les conversions : si l’offrande exprime la piété de ses donateurs, elle est aussi conçue pour impressionner. Époque bénie. Le XVIIe siècle marque le retour de la prospérité dans le royaume de France et le renouveau de la foi à la faveur du concile de Trente. Les églises sont décorées d’images pour enseigner au peuple chrétien la vérité catholique. Les lignes gothiques s’empanachent de couleurs. « Les dévotions qui se font maintenant à Notre-Dame sont très grandes », écrit Richelieu à Louis XIII en 1636.

Sur les 76 mai réalisés, 55 sont aujourd’hui identifiés, 13 se trouvent à Notre-Dame

Pour réaliser les Mays, les orfèvres choisissant des artistes confirmés ou en début de carrière. Les chanoines de la cathédrale décident du thème. Pierre, le chef des apôtres, est souvent représenté en majesté, tout comme Paul, le citoyen romain qui répand le christianisme. C’est aussi un message politique à l’adresse de Saint-Pierre de Rome, le grand rival : la France joue aussi un rôle dans l’expansion de l’église. « Le peintre produisait une esquisse à l’automne, poursuit Emmanuel Pénicaut. Elle était soumise aux orfèvres, puis aux chanoines qui validaient le projet ou exigeaient des modifications. L’artiste avait jusqu’en avril pour finir son ouvrage et il devait fournir une réplique à chacun des commanditaires. Au soir du 30 avril, le tableau était présenté en grande cérémonie devant le chœur de la cathédrale avec poèmes et explications, avant d’être accroché bord à bord avec les mai des années passées, dans la nef, sur les piliers et entre les arcades. . Des réputations pouvaient alors se faire. Ce Salon de la peinture avant l’heure à durée soixante-dix ans. »

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En juin 2019, un mois et demi après l’incendie, « Saint Pierre guérissant les malades avec son ombre » (1635), de Laurent de La Hyre, 3,19×2,31 m, est toujours accroché dans la septième chapelle latérale sud.

Paris Match / © Jean-Gabriel Barthélemy

La coutume s’interrompt en 1707, les membres de la confrérie des orfèvres arguant de difficultés économiques. À la Révolution, la collection inestimable est saisie et dispersée. Signés des meilleurs peintres français, ces grands tableaux religieux ne seront plus jamais réunis. Les uns sont détruits, certains commencent à circuler. On peut encore espérer que ceux dont on ne connaît que la description écrite finira par réapparaître. Sur les 76 mai réalisés, 55 sont aujourd’hui identifiés, 13 se trouvent à Notre-Dame de Paris avant l’incendie. Lorsque la cathédrale rouvrira, d’ici à la fin de l’année, les miraculés regagneront leur paradis, prêts à conquérir les âmes, comme il ya quatre siècles.

« Grands décors restaurés de Notre-Dame », exposition jusqu’au 21 juillet au Mobilier national, 1, rue Berbier-du-Mets, Paris XIIIe

Author: Franck Riviere